Rien ne vaut la philosophie pour se désintoxiquer d’une campagne présidentielle, du stress qu’elle induit, de l’addiction qu’elle produit. J’ai souvent entendu Michel Serres dire sa défiance, un peu cathare, par rapport au pouvoir et à la politique. Pour lui, la politique, c’était à la fois les contraintes et la confusion du court-terme et le lieu de tentations diaboliques. Il y avait donc urgence à se faire vacciner contre l’obsession politique, à l’occasion de cette présidentielle, si imprévisible et si dangereuse.
Fort de cette conviction, j’ai poursuivi, pendant cette campagne présidentielle, ma lecture de l’œuvre de Michel Serres, notre philosophe Agenais, en sélectionnant dans sa vaste bibliographie, Pantopie (étymologiquement, « tous les lieux » Editions le POMMIER !), recueil d’entretiens conduit entre Michel Serres d’une part et Martin Legros et Sven Ortoli, connus pour être les animateurs de Philosophie magazine, remarquable revue de diffusion philosophique.
Je ne l’ai pas regretté !
Je connaissais depuis longtemps le professeur et le vulgarisateur de génie que fut passionnément Michel Serres. J’ai découvert, dans Pantopie, l’anticipateur et, risquons le mot, le prophète, car Pantopie permet de replacer, dans le temps et en avance sur son temps, les intuitions de Michel Serres sur l’écologie, la révolution numérique, l’homme moderne et son corps augmenté, protégé de la douleur, etc.
Pendant toute la durée de la lecture de ce livre, je me suis posé une question simple et forte : « Pourquoi Michel Serres a-t- il pu voir si loin, si juste ? Comment a-t-il pu anticiper si justement le monde naissant ? Comment devient-on prophète des temps modernes ? ».
Pour devenir prophète, la première réponse de Michel Serres est clairement qu’il faut le vouloir. Ecoutons-le-nous dire sèchement : « la tâche du philosophe est d’anticiper. On reconnait un philosophe au fait qu’il a anticipé quelque chose de fondamental qui advient par la suite. Penser, c’est anticiper ! ».
Michel Serres ne croit pas trop au regard du journaliste ou de l’actualité pour nous mettre sur la piste du monde naissant, car le monde médiatique est trop soumis aux impératifs de « l’audience » pour laisser percer le neuf.
Le prophète est d’abord celui qui est ouvert à l’évènement, « ce qui vient de l’extérieur, de l’étranger » et qui, d’abord, à bas bruit, puis de plus en plus fortement, impose la nouveauté dans nos vies quotidiennes.
Mais n’est pas ouvert qui veut sur le monde naissant, encore faut-il avoir les clefs de cet accouchement. De quelles clefs était donc détenteur Michel l’Agenais pour être devenu le grand Anticipateur de notre début du 21ème siècle ?
Premier jeu de « clefs » : D’abord la double culture scientifique et philosophique
Pantopie a aussi une dimension autobiographique passionnante où le lecteur découvre le regard de Michel Serres, au sommet de sa gloire, n’ayant plus rien à prouver, du haut de ses 83 ans, précisément sur le Michel Serres des débuts, ayant tout à prouver, hésitant entre l’Ecole Navale et la licence de Mathématiques (Michel a 19 ans) d’une part et la licence de Lettres (Michel a 21 ans), l’Ecole Normale Supérieure (22 ans) et l’Agrégation de philosophie (25 ans). Hésitation féconde s’il en est car elle donnera à Michel Serres cette fameuse double culture qui lui a permis d’anticiper tout ce qui allait naître des court-circuits entre sciences (et notamment biochimie, sciences de l’information, physique fondamentale, etc.) et philosophie (écologie, éducation, religion et métaphysique, etc.).
Et s’il y avait là une leçon fondamentale pour notre éducation nationale : oui à la double culture scientifique et philosophique au cœur de notre projet pédagogique national, non pas pour briller dans les classements internationaux de performances scolaires, mais plus fondamentalement pour permettre à nos enfants d’être des citoyens « anticipateurs » donc heureux dans le monde naissant.
Deuxième jeu de « clefs » : Etre capable de réveiller en nous les modes de pensée les plus archaïques
Michel Serres affirme qu’un « inventeur est intempestif parce qu’il retrouve des visions du monde complètement oubliées, mais qui restent extrêmement fécondes » (Pantopie, page 365). Et sans doute, René Girard – et sa théorie des ressorts de la violence en société et du bouc émissaire sacrificiel – est-il, pour Michel Serres, une des figures les plus fortes de l’inventeur à partir d’une relecture des matériaux archaïques.
Troisième jeu de « clefs » : Etre à l’aise avec le Grand Récit du 21ième siècle
J’avoue avoir été enthousiasmé à la lecture des pages concernant le Grand Récit où Michel Serres explique comment la chronologie a réinventé le Grand Récit dans lequel doit s’inscrire tout honnête homme de notre époque : le Big Bang , il y a 15 milliards d’années, la Terre, il y a 4 milliards d’année, Lucy et les premiers sapiens , il y a 4 à 5 millions d’années, l’histoire moderne et ses quelques milliers d’années….bien sûr, ce Grand Récit vieillira lui aussi avec les avancées de la pensée humaine. Mais aujourd’hui, toute pensée, et donc toute anticipation doit s’inscrire à l’intérieur de celui-ci.
J’espère vous avoir donné envie d’aller plus loin avec Michel Serres et son œuvre. Pour cela, vous pouvez bien sûr lire ses livres (et notamment Pantopie qui mérite votre attention). Mais vous pouvez aussi bloquer votre week-end du Vendredi 11 Novembre au Dimanche 13 Novembre 2022 pour participer à la deuxième édition des Rencontres philosophiques Michel Serres à Agen . Cette année, le thème retenu sera celui du « Contrat naturel » écrit par Michel Serres en 1987 !
Le mieux, c’est encore de faire les deux !
@+,
Jean Dionis
Maire d’Agen
Merci Jean pour ce résumé de Pantopie que je n'ai pas encore lu, mais je le ferai avant les prochaines rencontres consacrées au Contrat Naturel qui ouvrait la voie à l'écologie politique, aujourd'hui panacée universelle des programmes électoraux.
Notre philosophe scientifique agenais avait aussi anticipé sur la révolution numérique : l'ancien PDG du Petit Bleu,Jean-Marie Hellian, m'avait dit, quand Michel Serres était entré à l'Académie Française, qu'il avait inventé le mot "télématique". Cela mériterait d'être vérifié par ses Amis.
Il est un domaine que le philosophe-scientifique n'a pas exploré, à ma connaissance, c'est la science économique. Dommage, car depuis Keynes, on n'a plus que des économistes néo-libéraux qui n'ont rien inventé depuis Adam Smith remis au goût du jour par François Hollande et son Ministre de l'Economie Emmanuel Macron...
nous avions une maison de famille, "au gravier" juste à côté de celle de la famille Serres...ma grand mère, institutrice, avait eu le "petit michel" dans sa classe...."un petit garçon attachant et combien intelligent" nous disait elle... ..un petit clin d'oeil à leurs mémoires"......tu avais une fois encore raison, mamie.....