Je viens de lire le livre Hominescence de Michel Serres… et je vous prescris, je vous recommande, à mon tour, de lire ce livre assez méconnu de notre Michel d’Agen.
Je vous préviens : c’est du pur Michel Serres ! Lucidité, capacité prophétique extraordinaire, langue incroyablement belle… lecture difficile ! Mais ça en vaut, ô combien, l’effort.
On ne lit jamais que par recommandation, par prescription. Et pour ce livre, c’est Sophie Bancquart, une des éditrices de Michel Serres et membre (très) active de l’association « Les Amis agenais de Michel Serres », organisatrice des Rencontres philosophiques Michel Serres d’Agen, qui m’en a recommandé la lecture.
Elle me l’a présenté comme la contribution de Michel Serres aux Rencontres philosophiques Michel Serres que la Ville d’Agen organise cette année du 8 au 11 novembre, avec pour thème :
« Quelle humanité voulons-nous pour demain ? »
Et bien sûr, nous vous y attendons et vous y espérons ! (Pour finir de vous décider, une petite rétro sur l’édition 2024 en cliquant ici)
Et c’est vrai qu’Hominescence éclaire le thème choisi pour nos Rencontres.
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Revenons donc à Hominescence et commençons par donner la parole à Michel Serres pour présenter sa thèse centrale (p. 390, édition poche, Le Pommier) :
« Du coup, nous vivons une Renaissance auprès de laquelle celle que les humanistes appelaient de ce nom se réduit à une ride douce dans l’écoulement du temps. »
Diantre ! Une ride douce, notre Renaissance ? Avec le choc de l’imprimerie, la révolution copernicienne, la découverte de l’Amérique, les guerres de Religion…
C’est dire avec quelle vigueur Michel Serres nous invite à prendre conscience de la force des bouleversements actuels.
Dans Hominescence, Michel Serres propose, en effet, une réflexion profonde sur la transformation de l’humain à l’ère moderne. L’ouvrage, paru en 2001, interroge la façon dont les avancées technologiques, scientifiques et culturelles modifient l’essence même de l’humanité. Le titre, néologisme formé à partir d’« homo » et « adolescence », annonce la thèse centrale : l’humain traverse une phase de métamorphose radicale, qui rappelle celle que vit l’adolescent dans son corps, dans sa tête et dans son cœur.
Michel Serres fait le constat que, pour la première fois dans l’histoire, le corps, l’esprit et l’environnement de l’humain se transforment à une vitesse inédite. Avec l’essor de la médecine, de l’informatique et des biotechnologies, l’humanité modifie sa propre nature. Le rapport au temps, à l’espace et au vivant s’en trouve bouleversé.
L’un des axes majeurs de l’ouvrage concerne, d’ailleurs, les transformations du corps. Grâce aux progrès médicaux, l’humain vit plus longtemps, guérit de maladies autrefois mortelles et améliore ses capacités physiques. Les techniques (prothèses, implants, intelligence artificielle) repoussent les limites du corps naturel. L’humain devient ainsi un cyborg, un être hybride qui se reconstruit sans cesse.
Michel Serres, de manière plus attendue au regard de l’ensemble de son œuvre centrée sur la communication, insiste aussi sur la manière dont le numérique recompose nos façons de penser, d’apprendre et de communiquer. L’accès instantané au savoir bouleverse la mémoire individuelle et collective. L’écriture cède progressivement la place à une culture de l’image et de la connexion. L’humain contemporain est en interaction constante avec des réseaux d’information mondiaux, ce qui modifie sa relation au monde, à l’autre et à soi. Il ne sait plus être seul ni écouter et Michel Serres, bienveillant avec la génération de ses petits-enfants, termine son livre par un bouleversant : « Je leur lègue la musique rare et le silence. »
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« Philosopher, c’est anticiper », avait l’habitude de répéter Michel Serres (lire ma chronique sur ce thème précisément en cliquant ici).
Or je me suis trouvé dans la situation d’un lecteur de 2025 d’un livre de philosophie écrit en 2001 avec, au fond de moi, une question lancinante : « Une génération après, Michel Serres a-t-il bien anticipé le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ? »
Ma réponse est un « oui, mais » à la fois insolent et contradictoire, qui lui aurait plu.
Oui, d’abord. Parce que, sur l’ensemble de la prospective qu’a osé faire Michel Serres en 2001, notre réalité collective de 2025 lui donne acte d’une capacité prophétique absolument sidérante, qui justifie que nous fassions mémoire de lui, que nous allions boire à sa source, notamment par ces Rencontres philosophiques.
Mais… Parce qu’Hominescence est malgré tout daté. En 2001, nous étions tous encore sous le choc du déploiement de la Toile, du Web… En 2025, le Web est partout. Mais une nouvelle vague immense se profile avec l’intelligence artificielle, de nature intrinsèquement différente du Web (lire ma chronique à ce sujet en cliquant ici). Michel Serres ne pouvait pas anticiper la force de cette quatrième révolution de la communication, après l’écriture, l’imprimerie et le Web.
Mais surtout, parce qu’une fois la lecture terminée, je n’ai, au fond de moi, qu’une seule interrogation par rapport aux fulgurances de Michel Serres. Elle porte sur sa prophétie quant au recul de la guerre et à sa disparition à terme. Écoutons-le (p. 391) : « Je décris la mort de Mars, reître, soldat, guerrier, Dieu de la mort sous les armes », et il fait la prophétie d’un recul structurel de la violence, de la guerre, sous l’effet dissuasif des armes nucléaires capables d’exterminer l’humanité, bien sûr, mais aussi de causes plus hominescentes comme l’allongement de la durée de la vie et le refus de l’humanité de condamner à une mort certaine ses propres fils par la guerre…
Fort bien. Mais que penser de cette prophétie, aujourd’hui, en 2025, alors que nous sommes témoins et contemporains de conflits atrocement meurtriers en Ukraine et à Gaza, au Moyen-Orient, pour ne citer que ces deux-là ?
Que penser de cette annonce d’une paix, signature de l’Hominescence, alors que des voix puissantes annoncent « l’heure des Prédateurs » ?
J’avoue mon doute profond, en pleine tempête géopolitique trumpienne. Quel prophète anticipe la Vérité ? Michel Serres ou Giuliano da Empoli ?
L’avenir tranchera cette interrogation véritablement existentielle. Michel Serres, toujours sévère avec les pessimistes et les nostalgiques, a tranché (p. 390) :
« Cette série hideuse qui fait du XXe siècle l'un des pires de l'Histoire, au moins par son efficacité, m'apparaît aujourd'hui comme l'ensemble des turbulences qui résistèrent en désordre à ce processus irrésistible d’hominescence bouleversant les savoirs et l’efficace des pratiques, les corps, la planète et les relations humaines. »
Pour lui, rien n’arrêtera le nouvel adolescent qu’est l’homme contemporain, pas même les régressions archaïques que sont les guerres.
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La suite ?
C’est ensemble, c’est à Agen !
C’est du vendredi 8 novembre au mardi 11 novembre !
Ce sont les Rencontres philosophiques « Michel Serres » :
« Quelle humanité voulons-nous pour demain ? »
Je vous y donne rendez-vous !
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Jean Dionis, Maire d’Agen