Avec Arne ALLEE, mon ami de Dinslaken (ville jumelée avec Agen) nous sommes partis dans un débat d'amis franco-allemand et Agen/Dinslaken.
Le premier échange concerne les institutions et notamment les difficultés institutionnelles en France et en Allemagne. Le second concernera l'immigration.
Retrouvez notre premier échange ci-dessous :
Scrutin proportionnel versus scrutin majoritaire : Expériences de deux pays
Arne :
Jean, les dernières élections nationales en France n'ont pas permis de dégager une majorité claire. Les trois blocs, la gauche, le centre autour de Macron et le RN sont à peu près de force égale. Avec environ 30% chacun, ils sont trop faibles pour gouverner seuls. Tous n'ont pas assez de points communs, même si en tant qu'Allemand, je ne sais pas au quel group appartiennent les Républicains. Pourtant, le système électoral majoritaire devrait justement éviter une telle situation et créer des majorités claires.
Comment évaluera-t-on le résultat en France ?
Jean :
Pour comprendre le résultat des élections législatives françaises, il faut entrer dans le détail de la loi électorale législative. Cette loi est un système uninominal à deux tours dans chacune des 577 circonscriptions du pays. Seuls peuvent se maintenir au deuxième tour ceux qui obtiennent plus de 12,5 % des suffrages inscrits, soit l’équivalent de 18 à 20 % des suffrages exprimés selon le niveau de la participation électorale. Pour ce qui concerne les élections législatives de juillet 2024, le résultat du premier tour a sélectionné dans la plupart des circonscriptions de France trois ou, exceptionnellement, quatre candidats pour le second tour, et ceci parce qu’il y avait un ensemble d’alliances : de la gauche - extrême gauche comprise - dans le cadre du Nouveau Front Populaire (NFP), une alliance des partis centristes dans le cadre d’un groupe appelé Ensemble pour la République (EPR), des Républicains de la droite républicaine et enfin du Rassemblement National (RN) représentant l’extrême droite.
En nombre de voix exprimées sur le territoire métropolitain, à l’issue du premier tour :
- RN + alliés : 37,05%
- NFP : 25,6%
- EPR : 23,14%
- LR : 5,41%
La loi électorale du second tour désigne comme vainqueur celui qui arrive en tête, même avec une majorité relative de voix. C’est l’essence même du scrutin majoritaire. Si l’ensemble des candidats qualifiés au second tour s’étaient maintenus, le système majoritaire aurait fonctionné et le RN aurait eu la majorité absolue à l’Assemblée nationale française. Mais cette mécanique s’est heurtée à ce que l’on appelle en France le « front républicain ». Il s’agit d’abord d’une alliance de tous les partis, de la gauche à la droite républicaine, pour faire barrage à l’extrême droite. Cette alliance est mise en œuvre par le désistement de tous les candidats républicains arrivés derrière la deuxième position au premier tour. De fait, les partis du front républicain ont bien joué le jeu puisqu’au second tour, sur les 501 circonscriptions avec un second tour (76 avaient désigné leur député au premier tour), il y avait 409 duels, 89 triangulaires et 2 quadrangulaires. La première surprise est donc l’accord rapide des partis républicains pour mettre en œuvre ces désistements. La deuxième surprise est la qualité des reports de la gauche vers le centre et du centre vers la gauche dans le cadre de ce deuxième tour. C’est cet ensemble de décisions et de pratiques hors norme de la vie politique française qui a abouti à une Assemblée nationale à la structure extraordinaire pour la Vème République française.
Cette composition hors norme n’a été possible que par la force du rejet de l’extrême droite en France, chez des citoyens et citoyennes très différents au niveau de leurs convictions politiques, et cela, c’est le bon côté de nos dernières élections législatives.
Le mauvais côté, c’est l’absence complète de structure de coalition des partis politiques français en ce qui concerne le travail en commun entre la droite, le centre et la gauche. Voilà pourquoi notre Président de la République est dans une situation difficile pour nommer un Premier ministre en situation de faire le travail gouvernemental.
Arne :
Un système vraiment sophistiqué qui, dans ce cas particulier, a manifestement permis d'éviter la prise de pouvoir de l'extrême droite. Mais il y a toujours des resquilleurs dans ce genre de situation : j'ai ainsi appris que la LFI de M. Mélenchon, elle-même, avait des positions extrêmes, parfois aussi inquiétantes que celles de Mme Le Pen. Mais ce parti n'obtient, si je vois bien, qu'environ 12% des voix et tente de s'assurer une influence disproportionnée par le biais de l'alliance, comme tu l'appelles.
En Allemagne, cela fonctionne très différemment : d'une part, l'expérience de la République de Weimar - vous diriez la première République - a donné lieu à l'introduction d'une clause des cinq pour cent dans la loi électorale. Elle stipule que tous les partis qui obtiennent moins de 5% des voix ne sont pas représentés au Bundestag ou dans les parlements régionaux. Cela a pour but d'éviter un morcellement des parlements. De plus, notre royaume électoral dispose d'une autre complexité : il mélange le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel. Pour simplifier, on peut dire que la moitié des députés sont élus directement et que l'autre moitié est désignée par le biais de listes de manière à ce que la proportion soit finalement respectée. Comme je l'ai dit, c'est très simplifié. Mais chez nous, la règle constitutionnelle est que le poids de chaque voix doit avoir la même valeur. Cela a pour conséquence que nous avons de nombreux partis dans les parlements. Auparavant, ils étaient toujours trois - la clause des cinq pour cent rend la formation de nouveaux partis difficile - aujourd'hui, ils sont déjà huit.
Mais cela ne veut pas dire que les allemands sont des coalitionnaires nés. Au début, il y avait toujours des coalitions de deux partis qui avaient des orientations très similaires. Il est intéressant de noter qu'il n'y a eu qu'une seule fois en Allemagne une majorité absolue des sièges. Maintenant, nous avons de plus en plus de coalitions à trois et il devient de plus en plus difficile de gouverner, car les partis de plus en plus petits poursuivent davantage des intérêts particuliers. C'est donc un problème similaire au vôtre. Mais il y a une différence remarquable : à cause de notre structure fédérale, il est très difficile d'obtenir le pouvoir entier en Allemagne. Et il faudrait aussi de nombreuses années de résultats électoraux positifs pour un seul parti au niveau de 16 Länder. Chez vous, un candidat à la présidence pourrait gagner en une seule vague avec son parti et il deviendrait très difficile de s'y opposer après. C'est pourquoi chez nous il n'est pas si risqué de faire participer un parti, disons plus douteux, au gouvernement d'un Land afin de s'y user ou de s'y développer. On le voit bien avec le parti communiste de la RDA, qui s'appelle aujourd'hui « Die Linke » et qui perd peu à peu toute signification.
Et c'est là le véritable défi pour toutes les démocraties : comment faire en sorte que les extrêmes puissent se démasquer tout en laissant le système ouvert à la nouveauté ?
Jean :
Comment faire apparaître les vraies motivations des partis extrémistes sans se résigner à utiliser des moyens arbitraires comme leur interdiction ? Il faut d’abord dire que l’on ne bloque pas une idéologie avec une loi électorale. On ne bloque pas la progression des idées dans l’opinion publique uniquement par une loi électorale, celle-ci ne peut que les invisibiliser, pourtant elles sont bien là. En France, le vote pour le PCF a dépassé 28 % juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’idéologie communiste était à son apogée. Il ne représente aujourd’hui que 2 ou 3 % des suffrages lors de l’élection présidentielle française, non parce que la loi électorale française les a bloqués, mais parce que cette idéologie apparaît comme archaïque et malveillante. Même chose en ce qui concerne la poussée de l’extrême droite en France, en Allemagne et en Europe. En France, cette poussée démarre en 1983 lors des élections européennes et n’arrête pas de progresser depuis. Elle a comme moteur électoral les flux migratoires, et c’est en répondant de manière modérée, juste et efficace à ce défi que l’on pourra faire refluer le vote en faveur de l’extrême droite en France, en Allemagne et en Europe.
Il reste que la loi électorale module en limitant ou en amplifiant les mouvements profonds de conviction du corps électoral. La loi électorale allemande, qui élimine les partis ayant obtenu moins de 5 % dans les parlements régionaux, est pertinente pour lutter contre l’émiettement du parlement. Elle existe d’ailleurs en France concernant la loi électorale pour les municipalités : seules les listes ayant fait plus de 5 % ont la possibilité de fusionner avec des listes ayant obtenu de meilleurs résultats. L’introduction d’une dose ou d’une proportionnelle intégrale va dans le sens d’une juste répartition des poids relatifs du vote populaire. Elle est donc, pour ma part, souhaitable, mais comme le dit l’épistémologue Karl Popper : « toute solution pose de nouveaux problèmes ». Donc, l’introduction d’une loi totalement proportionnelle résoudra le problème d’une juste représentation des familles politiques françaises, mais elle présentera les inconvénients de ne pas faire émerger de majorité claire, ainsi que celui de ne pas créer de lien personnel entre les élus et leurs électeurs, ce qui est un point fort du système uninominal majoritaire. Il faut donc qu’à chaque moment de nos histoires nationales, les nations adoptent les lois électorales les plus pertinentes par rapport à la période historique qu’elles ont à affronter.
De notre côté, nous avons suivi le résultat des élections de Saxe et de Thuringe, et nous avons été très marqués par la victoire électorale de l’AFD et sa deuxième place derrière le CDU en Saxe. Mais nous avons aussi été marqués par le recul de la gauche type LFI (Die Linke) au profit d’une gauche à la fois marxiste et anti-immigration. Je crains que la France connaisse ce virage, comme le Danemark et maintenant l’Allemagne. Qu’en penses-tu ? Quelle est ton analyse pour les Länder de Saxe et de Thuringe ?
Arne :
Je suis tout à fait d'accord avec le fait que les idées politiques ne peuvent pas être limitées par des lois électorales. Elles doivent d'une part pouvoir être discutées ouvertement et d'autre part pouvoir s'user. En Allemagne, nous tirons aussi souvent les mauvaises conclusions de notre histoire. Si les institutions avaient fonctionné, Hitler se serait usé au bout d'un ou deux ans, trois au maximum, dans son gouvernement. Il aurait été clair qu'il n'avait pas de solutions. Au lieu de cela, il a submergé la démocratie parce que les institutions n'ont pas fonctionné. Il faut les rendre infranchissables. Le parti « die Linke » a participé au gouvernement de nombreux nouveaux Länder jusqu'à ce qu'il soit clair qu'il n'avait pas de solutions. Les mauvaises idées ne se combattent pas seulement en théorie, mais aussi avec la réalité. Les mauvaises idées prennent alors la « fuite en avant ». Nous avons vu avec l'exemple de la Pologne combien il est important, par exemple, de ne pas soumettre la juridiction constitutionnelle à de simples majorités au Parlement. En Allemagne, nous avons également ce défaut de tissage. Pour l'instant.
En ce qui concerne la fragmentation du Parlement, nous avons, outre la clause de 5%, un autre instrument, celui du « vote de défiance constructif ». Un chancelier ne peut être destitué que s'il y a une majorité pour en élire un nouveau. Il y a donc une obligation de se mettre d'accord. Et c’est pour cela que c’est bien établi en Allemagne. Ce n’est non seulement notre culture abstraite. Nous verrons cela en Thuringe, en Saxe. Surtout en Saxe. En fait, la CDU devrait former une coalition avec le parti national-gauchiste BSW pour faire barrage à l'extrême droite. Malheureusement, le BSW est aussi mauvais que l'AfD. Un peu comme Mélenchon et le RN. Mais je pense personnellement que la CDU, du moins en Saxe où elle a déjà le ministre-président, peut très bien gouverner en tant que minorité. La CDU est en train de retrouver son rôle classique de parti de centre-droit et cela va donner du fil à retordre à l'AfD.
Je pense que nous devons accepter qu'il y ait toujours des idées inadaptées. Lorsque les démocraties se portent bien, elles deviennent négligentes et n'écoutent plus aussi bien l'électeur. Chaque mauvaise idée populaire a donc un noyau auquel il faut répondre par de bonnes idées.
Nous devons reconnaître et renforcer la mécanique de nos institutions, nous devons laisser aux mauvaises idées la possibilité de s'user à petite échelle et nous devons faire confiance à la démocratie. Le vrai danger, c'est quand elle est accablée. C'est ce que nous devons éviter à tout prix. Rien que cela.