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05/11/05 - Discours de François Bayrou En clôture du colloque "Quelles stratégies pour la santé ?" Sénat - 05.11.05

Publication : 05/11/2005  |  00:00  |  Auteur : Jean Dionis

J’ai été très heureux de cette journée de rencontre, la deuxième étape d’un long travail de construction, d’une autre démarche, d’une autre approche de la politique de la santé en France. J’ai été très heureux de la passion qui s’y est exprimée.

Je veux remercier ceux qui y ont participé, et ceux qui l’ont organisé.

Merci d’abord évidemment à ceux qui ont pris la parole, participé de la salle ou de la tribune aux tables rondes. Merci à vous tous qui avez voulu prendre un samedi, sur votre temps de liberté, pour réfléchir ensemble. Merci à ceux qui sont de l’autre côté de l’écran, écran de leur téléviseur ou ordinateur, qui sont infiniment plus nombreux et qui participent aussi à ce travail d’élaboration.

Vous me permettrez de remercier les organisateurs et particulièrement Jean-Luc Préel qui donne tant de lui-même à cette réflexion, à cette expertise, à l’animation de tous les groupes qui travaillent avec nous sur ce grand sujet. Je veux remercier Hervé Morin et Michel Mercier qui ont animé nos deux groupes parlementaires dans la préparation de ce sujet. Je veux remercier aussi les professeurs Claire Fékété et François Haab, dont la double réputation universitaire et professionnelle est impressionnante et qui ont en même temps le goût de l’engagement civique, et de l’amitié. Et je veux remercier Emmanuel Échivard et Quitterie Delmas de leur engagement et de leur travail, avec eux tous les collaborateurs du Sénat et de l’Assemblée, au premier rang desquels Séverine Dupagny, autour des parlementaires présents nombreux au cours de cette journée.


L’ENQUÊTE ET SES ENSEIGNEMENTS

J’ai dit ‘deuxième étape’ d’un long travail. Car la première étape a été l’enquête que nous avons adressée aux médecins français. Nous avons voulu commencer par les médecins, et nous continuerons par les autres professions médicales, que nous allons inviter à la même démarche, infirmières, pharmaciens, dentistes, kiné, tous les paramédicaux.

Cette enquête a été passionnante.

Le premier élément qui a frappé ceux qui l’ont organisée est aussi le plus important : c’est le taux exceptionnel, presque incroyable, de réponses : 14000 réponses pour une profession aussi surchargée de tâches, médicales et extra médicales ! C’est un cri et c’est une mise en cause.

Et le premier sentiment exprimé est celui-là : « c’est la première fois que quelqu’un nous demande notre avis. »
14 000 questionnaires remplis, des milliers et des milliers de pages supplémentaires, pour exprimer le sentiment réel de mal-être, non pas de malaise, mais de mal-être de toute une communauté.

Je voudrais rapporter les impressions que m’ont laissé les heures que j’ai consacré à la lecture de centaines de ces questionnaires.

Le mal-être s’exprime d’abord, c’est le plus apparent, à propos de la conception française de la réforme. C’était le sujet de notre enquête. Cette réforme est mise en doute (14 % d’adhésion, et donc plus de 80 % de doutes). Mais probablement les précédentes en même temps, la succession des réformes, sans qu’aucun paysage stable ne se dessine dans lequel on pourrait faire confiance. Réforme décidée au sommet, assénée sans mûrissement, décrétée sans explications, autres que technocratiques et instantanées. Le temps des décideurs de réforme et le temps des sujets réformés (médecins ou malades) n’est pas le même. À peine une réforme est-elle mise en place (et cela se compte en années, forcément) qu’elle est remplacée par une autre. J’ai été frappé par exemple par l’énorme frustration provoquée par le retrait du «médecin référent». C’était une option qui avait été choisie par une minorité, conséquente, mais minorité cependant des médecins. Mais des milliers s’y étaient investis, au sens humain et matériel du terme, avaient fait confiance, avaient signé un contrat. Comme vous le savez, d’un coup, avant même qu’on soit arrivé au terme qui permet d’évaluer, la réforme suivante a renversé la table. Et cela est évidemment très mal vécu par ceux qui avaient signé le contrat, qui éprouvent un sentiment de tromperie. Mais j’ai été surpris de constater dans l’enquête que c’est aussi un élément supplémentaire de défiance pour ceux qui n’avaient pas fait le choix de cette option : la preuve que rien n’est solide, surtout pas la parole de l’Etat, des décideurs administratifs. De la même manière, j’ai été frappé par la frustration des chirurgiens par la dénonciation de fait, unilatérale, de l’accord du mois d’août sur la revalorisation des actes, et par le récent amendement Fagniez qui, une nouvelle fois, ouvre un procès d’intention, fait naître le soupçon, contre des médecins, cette fois ce sont les chirurgiens, dans la société française.

Le mal-être porte ensuite évidemment sur le changement d’exercice de la profession médicale. Contraints de faire de moins en moins de médecine et de plus en plus d’administratif, de comptable, d’informatique. La plainte sur la lourdeur des tâches supplémentaires est dans toutes les contributions. « J’avais choisi d’être médecin, a résumé l’un d’entre eux, pas juriste, administratif, comptable, informaticien, esclave ! ». Bref, le sentiment destructeur, plein de lassitude, de vivre en un temps où le médecin est contraint par ceux qui devraient le soutenir d’être de moins en moins médecin, comme s’ils devait être puni d’une faute qu’ils n’a pas commise.

Le mal-être correspond aussi à la rupture entre l’exercice traditionnel de la médecine et les conditions de vie portées et parfois imposées dans la société. Le problème du temps de travail est un « marqueur » des temps présents, particulièrement aigu depuis les 35 heures. L’époque ne s’accommode plus des contraintes de temps, des gardes, des astreintes du métier. Les médecins, leurs conjoints, ont les mêmes attentes, en termes de vie de famille, de culture, de vie associative, de loisir, que tous ceux qui les entourent. Et la conciliation est de plus en plus difficile. De la même manière, les grands mouvements de société pèsent sur le changement de la profession : dans une société rurale, le médecin était naturellement de campagne. Dans la société urbaine du faubourg, il était de quartier. Mais les étudiants sont aujourd’hui d’origine urbaine et le plus souvent de grandes villes. Ils se détournent donc de l’installation à la campagne ou dans les quartiers.

Le mal-être accompagne naturellement la perte de statut du médecin, pilier indiscutable, respecté, de la communauté, à l’égal (au moins) de l’instituteur, du professeur, du juge, de surcroît auréolé d’une réputation de sage, de saint laïque et qui est en train de perdre tout cela dans le grand mouvement de dévaluation des métiers qui furent piliers de toute une société. Et le rapport au patient en est inéluctablement changé. Combien de médecins dans leur pratique ont le sentiment d’être pris, par un certain nombre de leurs clients, pour fournisseur, pour distributeurs automatiques de traitements ou d’avantages sociaux ? Ils sont privilégiés sans doute, par rapport au plus grand nombre de leurs clients, mais ces privilégiés sont à leur tour requis de « fournir » et ont le sentiment qu’on se sert d’eux.

Le mal-être est le résultat des mises en cause et des accusations sociales plus ou moins explicites : « ils sont des privilégiés, ils s’en mettent plein les poches, ils prennent des engagements et ne les tiennent pas ». Une profession ainsi montrée du doigt et qui vit des mutations profondes ne peut pas se sentir bien. Toutes les professions honorifiques subissent ce retour de flamme : professeurs, accusés d’absentéisme, d’immobilisme, curés, accusés de mœurs malsaines, juges, accusés d’abus de pouvoir et de volonté de revanche, médecins, accusés de privilèges.
Changements en profondeur, de longue période, sans retour, qui concernent chacun d’entre nous. Le temps du patient ignorant face au médecin savant tend à finir. Plus compliqué encore : le temps du patient qui croit savoir face au médecin qui sait ignorer commence. La généralisation d’internet entraîne une large vulgarisation de données médicales de base et parfois même les plus pointues, mais sans le recul nécessaire. Ainsi l’angoisse du temps conduit dans une partie de la population à une inquiétude, une hypocondrie à laquelle il est difficile de répondre.

Encore plus compliqué à envisager : la judiciarisation de la médecine.


LES BUTS À ATTEINDRE

Je voudrais maintenant, selon une méthode utile, décrire devant vous (et surtout devant ceux qui nous écouteront) les buts pour une politique de santé que doit se fixer une société comme la nôtre. C’est seulement quand on sait où l’on va que l’on peut définir le chemin.

1 - Le premier but à atteindre c’est le plus haut niveau de santé pour notre pays, c’est-à-dire pour chacun de celles et ceux qui le forment. De ce point de vue, la performance de notre système de soins est excellente ! Selon les classements de l'OMS, la mortalité des enfants, avant l'âge de 5 ans, est parmi les plus faibles du monde. L'espérance de vie à la naissance, 80 ans en France, est parmi les plus élevées du monde - malgré les pratiques à risque de beaucoup d'hommes jeunes et adultes !
Le premier des buts à fixer, c’est de demeurer le pays du monde où la santé est la meilleure. La santé est un bien supérieur, en ce sens qu’il améliore la qualité de vie personnelle, la capacité de la nation, et permet l’épanouissement de toutes les autres facultés de l’être humain.

2 - Dans un pays à haut niveau sanitaire, le deuxième but à atteindre, c’est l’égalité des chances devant la santé. L’énoncé de cet impératif ouvre trois chapitres : égalité devant l’éducation à la santé, à la prévention et au dépistage, égalité devant l’accès au diagnostic et aux soins, égalité devant la dépense de santé.

3 - Le troisième but à atteindre, qui est une condition et une conséquence des deux premiers, c’est le plus haut niveau de confiance des patients envers leur système médical et le plus haut niveau de confiance des soignants, les médecins, les praticiens et les autres acteurs de la santé, dans l’organisation et la régulation de leur système. Si j’osais, je dirais ‘le meilleur niveau de bien-être’. Ce facteur « confiance » et « bien-être » est un élément très important de la capacité du pays en matière de santé, de son attractivité, et de sa performance dans la compétition du monde.

4 - Le plus haut niveau de santé, le plus haut niveau de confiance, cela suppose aussi le meilleur équilibre dans la ressource humaine et professionnelle : recherche, formation, tissu de praticiens.

5 - Le cinquième but à atteindre, c’est la capacité de financement de notre système de santé par la nation. C’est évidemment le problème le plus sensible, celui qui fait peser des contraintes importantes sur tous les autres. Je ne crois pas que la part des dépenses de santé dans la richesse nationale diminuera dans les années qui viennent. Nous sommes aujourd’hui à près de 11 % du PIB. Les Etats-Unis sont au-delà de 14 % pour des résultats inférieurs aux nôtres, non pas dans la performance technique, mais dans le niveau général de santé de la nation !


LES GRANDES ORIENTATIONS D’UNE POLITIQUE DE SANTÉ REFONDÉE

Pour atteindre ces objectifs, je veux maintenant aborder les grandes orientations politiques qui me paraissent nécessaires. Cette réflexion n’est pas un programme. Pour deux raisons: des programmes, il y en a déjà eu, spécialement des programmes de l’UDF, dont Jean-Luc Préel a assuré la maîtrise d’ouvrage, et qui sont très remarquables (je les ai relus). Et, deuxièmement, le temps des programmes n’est pas venu.

En revanche, il n’est pas trop tôt pour la vision. C’est la vision qui oriente les programmes, qui leur donne leur cohérence, spécialement lorsque la période qui s’ouvre est celle de l’élection majeure, laquelle est affaire –en tout cas devrait être affaire- de caractère et de vision.

La santé doit être une priorité nationale parce qu’elle est non seulement un devoir mais un atout national. C’est un grand atout pour la France que d’avoir un haut niveau de santé. C’est une part importante de sa capacité nationale, de son image, de sa cohésion. C’est un secteur économique très important sur la planète, qui est appelé à coup sûr non pas à se restreindre, mais au contraire à s’étendre. Il faut donc regarder la politique de santé non pas comme une charge, une contrainte trop lourde, mais comme une chance, un secteur de pointe. Et dans les secteurs de pointe, quand on a un avantage compétitif dans un secteur, on le pousse, on le soutient, on investit.

Il y a un principe auquel on a constamment et dangereusement dérogé depuis des années, c’est le principe de responsabilité des générations. Le report des déficits sociaux sur les générations à venir est une honte. Il y a des investissements qu’il est juste de partager avec les plus jeunes, et même avec les jeunes à venir : ce sont les grands investissements qui serviront à plusieurs générations, les routes, les ports, les aéroports, les universités, je serais même prêt à y ajouter les grands hôpitaux. Mais il y a des dépenses qu’il est honteux pour une génération de ne pas assumer pour elle-même. Les dépenses sociales sont de celles-là. Mesurez la légèreté de telles décisions : nous savons avec certitude que les générations qui viennent connaîtront une montée des dépenses de santé. Nous le savons pour deux raisons : d’abord parce que la santé va prendre une place de plus en plus importante dans les préoccupations humaines, parce que les moyens thérapeutiques vont être de plus en plus efficaces, que les thérapeutiques de pointe ne vont pas être proposées, à court terme, moins cher mais sans doute au contraire plus cher ; et ensuite parce que la part de la population médicalement fragile, du fait de l’âge, va être beaucoup plus importante. Voilà la charge que nous savons devoir être portée par les décennies qui viennent. Il est insupportable que les parents qui ont à supporter une charge moindre, se débarrassent d’une part de cette charge sur leurs enfants dont la charge sera, ils le savent, beaucoup plus lourde. Ils les condamnent à payer pour leur santé de demain et aussi pour leur santé d’aujourd’hui. Ma vision est que cela devrait être interdit par une loi-cadre qui bannira tout report des dépenses de santé et obligera chaque génération à assumer la charge de sa santé. C’est une rupture et c’est une refondation.

La conception de la « réforme » doit être repensée. Je ne pense pas qu’il faille ballotter un monde aussi important que celui-là dans une succession de changements qui renversent le lendemain ce qui a été fait la veille. Le respect du ‘temps nécessaire’ à la réalisation et à l’évaluation des réformes décidées et acceptées sera une dimension nécessaire d’une démarche refondée.

Les relations avec les professions du monde de la santé doivent être repensées. J’ai été très marqué par l’expression brûlante du manque de reconnaissance des médecins, et j’en suis sûr des autres professionnels de la santé. Ceci n’est pas une situation isolée, bien sûr, dans la société française. Nombre de milieux sociaux se sentent ignorés par l’autorité dont dépend leur avenir. Et la télévision, la manière dont les décideurs s’y expriment, ne fait que renforcer cette impression. Mais on aurait pu imaginer que les médecins (pour ne pas parler de toutes les professions de santé) soient traités différemment. Car les quelque 200 000 médecins français représentent un gisement de compétences, de connaissances, d’expérience scientifique et humaine à nul autre pareil. Mesure-t-on, en pensant à la difficulté et à la longueur des études, à l’exigence de la pratique professionnelle, au prix de la souffrance, de l’angoisse, de l’espoir de la vie humaine, de la maladie et de la mort, le capital de science et de conscience accumulé par 200 000 médecins ? Ce sont des scientifiques de haut niveau, obligés à l’humilité du combat avec la maladie et à l’intimité avec le patient. Il n’est pas imaginable qu’on en soit arrivé à ne voir en eux que des intérêts corporatistes. J’ai la conviction, au contraire, qu’ils ne demandent qu’à faire chaîne pour participer à l’élaboration continue des évolutions nécessaires de notre système de santé. Il faut donc institutionnaliser et rendre durable leur participation, au sens le plus ‘démocratie participative’ du terme, à la réflexion et à la décision. Cela exige une pratique complètement nouvelle, engageante, qui consiste à réfléchir ensemble, à préparer la décision ensemble, quitte à prendre le temps de la maturation, et lorsque l’urgence s’impose à en rendre compte. Quand on a 200 000 médecins en face de soi, on ne réfléchit pas et on ne délibère pas dans leur dos : on les rend acteurs de la décision. Cette orientation est un changement profond. Elle obligera à changer les habitudes, les pratiques professionnelles des décideurs habitués au secret et au soupçon.

Cela oblige à s’exprimer sans éluder la question sur un sujet, un de ces innombrables sujets de la jalousie française, mal de notre temps, la condition matérielle des médecins français. Disons-le simplement : c’est un sujet qui empoisonne la situation actuelle. L’idée largement répandue est que les médecins sont des profiteurs, uniquement préoccupés de leur confort et de leurs 4x4, qui prennent des engagements sans les respecter, dans un seul but, toujours le même : améliorer leur niveau de vie sans rien changer. Alors il faut traiter cette question en regardant la situation dans les pays comparables aux nôtres. On découvrira alors quelque chose qui stupéfierait notre opinion publique : les médecins français sont plutôt plus mal payés que tous leurs confrères étrangers, libéraux ou fonctionnarisés. Je me réfère (tous ces chiffres sont vérifiables) à l’annuaire statistique de l’OCDE. Le salaire moyen d’un généraliste français est de 77000 dollars par an. Le salaire moyen en Allemagne est de 87000, au Royaume-Uni, au Canada, au Danemark, en Suisse, entre 101000 et 104000, aux Pays-Bas de 113000, aux Etats-Unis de 138000. Il est juste aussi de dire que c’est moins que chez nous en Finlande et en Suède où ils sont salariés (65000) et en Belgique, où les généralistes sont libéraux (52000). Quant aux spécialistes (127000 en libéral) ils sont à comparer aux 137000 du Royaume-Uni (salariés), 153000 du Canada, 176000 de la Belgique, 219000 des Etats-Unis et 253000 des Pays-Bas. Il est juste là encore de dire que les quatre pays scandinaves ont des spécialistes salariés dont le revenu est nettement au-dessous du nôtre (environ 80000 dollars de moyenne). Pour l’essentiel, cela veut dire que les médecins français sont plutôt dans le bas de l’échelle des pays comparables : un médecin français est payé environ 20 % de moins en moyenne que ses confrères dans le même mode d’exercice dans les pays comparables. Et il suffirait de prendre comme critère de comparaison la situation d’un cadre commercial dans une grande entreprise pour vérifier que les médecins français ont une situation pour ce niveau d’étude, de responsabilité, de contraintes qui devrait les mettre à l’abri du procès en avidité.

Il est vrai que le mal du soupçon envahit y compris le corps médical. J’ai été frappé pendant ce travail d’enquête, au cours des innombrables rencontres que j’ai faites, de l’explosion croissante du milieu médical en chapelles séparées, dont il m’a semblé qu’elles n’avaient des autres chapelles que des sentiments bien peu confraternels. Les spécialistes vs les généralistes, les spécialistes divers vs les radiologues, les chirurgiens souvent entre eux, les différentes écoles de pratique médicale, chacun est le procureur de l’autre, à la dent dure : ceux qui ont voulu diviser pour régner y sont parvenus. Là encore, ce n’est pas un fait isolé : c’est toute la société française qui est en voie ‘d’explosion insularisation’, une dérive des continents qui fait que chacun s’éloigne de l’autre, chacun dans son groupe social, le groupe social de plus en plus étroit, un communautarisme tout azimut qui est un des visages du mal français contemporain. Mais mesurons bien que si nous voulons rendre au monde médical, aux professions médicales dans leur ensemble, leur statut de référence et leur place d’acteur face à l’avenir du système de santé et plus largement de la société française, alors il faut que ce monde médical se ressoude. On le dit ‘corporatiste’. À mes yeux, il ne fait plus assez corporation, chacun croyant défendre un intérêt particulier oublie qu’il n’est d’intérêt particulier bien défendu que dans la défense de l’intérêt général.

Quel doit être le cadre de ce nouveau partenariat ? Bien entendu, le cadre national est indispensable dans un pays comme la France qui se vit comme une unité, dont le principe majeur est le principe d’égalité. Mais on ne gère bien que de près, et la proximité est un principe de légitimité. Evidemment, je ne suis pas là pour distribuer des bons points. Mais l’exemple de la caisse d’Alsace-Moselle doit être médité, elle qui a pu construire à la fois un équilibre financier et une légitimité enviables. Nous pensons qu’il faut donner à la gestion de nos politiques de santé une dimension régionale. Pour que les besoins de santé soient identifiés, qu’ils obtiennent une réponse adaptée au terrain, que puissent y participer des partenaires légitimement représentés, élus sans doute un jour, chacun selon son collège, praticiens, patients, gestionnaires -et certes il faudra définir un juste mode de représentation-, il faut un périmètre à taille humaine. On ne gère bien qu’au plus près. Et comme l’existence d’un CHU est requise au cœur de ce périmètre, cela conduit à définir une circonscription régionale. Ainsi, les autorités administratives devront-elles avoir pour dialoguer avec elles une démocratie de la santé qui éviterait bien des erreurs et quelques injustices.

Une des questions que cette démocratie régionale de la santé aura à traiter sera celle de la démographie médicale. On est, chacun en est conscient, au bord de la désertification médicale dans de nombreuses régions françaises et dans un certain nombre de spécialités. La politique de la santé ne peut plus nier cette réalité et elle ne peut plus l’ignorer. Il faut donc définir une politique active de restauration du tissu médical en France. Selon nous, cette politique doit être positive, incitative. Permettez-moi d’avancer une idée. J’ai le souvenir d’avoir vécu une situation du même ordre au temps lointain où il fallait restaurer le tissu des professeurs. On inventa alors les IPES qui garantissaient à des étudiants recrutés par concours un revenu pendant une partie de leurs études, pourvu qu’ils souscrivent l’engagement de servir pendant dix ans dans la fonction publique. Une politique du même ordre, contractuelle, incitative, peut être imaginée pour répondre de manière efficace aux vides béants qui se découvrent dans le tissu médical français, à la fois dans les régions et dans les spécialités.

La question de l’urgence et la permanence des soins. La permanence des prises en charge, de jour et de nuit, est une demande croissante et qui ne peut pas être éludée. Mais la concentration à l’hôpital de cette demande d’urgence pose des problèmes qui iront croissant. Tout le monde voit bien que la participation des médecins généralistes est nécessaire. Mais cela impose l’organisation de maisons médicales, qu’on a pourtant financièrement récemment abandonnées. Plus largement cela impose un mouvement vers l’organisation de groupes médicaux, en réseaux, alliant des médecins, des personnels paramédicaux, d’autres personnels administratifs, avec des moyens techniques et des rémunérations adaptées. À l’autre extrémité de la pathologie, les urgences thérapeutiques réelles sont rares, et de la compétence technique des établissements hospitaliers qui devraient pouvoir s’y consacrer. Il n’est pas raisonnable qu’un service hospitalier doté d’un plateau technique et d’un personnel de très haut niveau, très spécialisé, très coûteux, soit utilisé pour recevoir des pathologies ressenties comme urgentes par les patients, mais que le médecin généraliste peut diagnostiquer et traiter plus vite et avec moins d’angoisse.

Le dernier point que je veux aborder devant vous, c’est la prévention. S’il y a un domaine qui peut, j’allais dire presque magiquement, obtenir à la fois une augmentation rapide du niveau de santé, du niveau de confiance, et de très importantes économies de dépenses, c’est la prévention. Or la prévention en matière de santé n’est pas une tradition en France à l’image de ce qui existe, par exemple, remarquablement dans les pays scandinaves. Les statistiques montrent qu’il y a chez nous une surmortalité prématurée. Cette surmortalité est évitable. De ce point de vue, écoutez bien, nous qui nous présentons comme le pays le plus performant du monde, 25 pays sont devant nous ! Je rejoindrai volontiers Sandrine Buscail pour considérer que le médecin traitant doit être la plaque tournante, l’ordonnateur, le conseil et la tour de contrôle de la prévention. Et d’abord parce qu’une part essentielle de la prévention est familiale, ne serait-ce par exemple qu’en matière de nutrition. Je crois peu au médecin traitant comme distributeur de ticket d’accès gratuit au spécialiste. Mais je crois beaucoup au médecin traitant comme acteur et responsable de la prévention. Et j’en fais le pari : on se rendra vite compte que c’est une grande économie, d’abord en détresse humaine grâce, par exemple, à une détection plus précoce des maladies, permettant la mise en œuvre de traitements moins lourds, mieux ciblés et donc plus efficaces.
Cette journée a montré deux choses : la montée de la pression dans le monde médical, dans le monde de la santé, le sentiment d’être incompris, méconnu, maltraité. Et, en même temps, la passion présente dans l’engagement de ces centaines de milliers de vie.

Dans une démocratie, il est de la responsabilité des pouvoirs publics de donner au peuple qui les délègue, des raisons de vivre et d’avoir confiance.
Il y a une refondation de la politique de santé qui, désormais, s’impose. Et la première pierre de cette refondation, c’est la création d’un lien de confiance entre la médecine, les professions de santé, et les décideurs qui ont la charge de réguler l’univers de la santé, atout majeur de la France.

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